De l’amibe à Daesh (Mette Ingvartsen, Seven Pleasures, centre Pompidou, 21 novembre 2015)

Ils sortent de nous pour former un corps sans queue ni tête, grouillant, nu comme un ver, animé cependant d’une sorte de détermination muette qui le fait cheminer, gravir et contourner insensiblement les obstacles. Un entassement de corps nus nous renvoie, hélas, immanquablement à des visions de charnier. Mais ici c’est une spirale vivante, comme dans les représentations picturales de l’Enfer, et l’horreur n’y a pas de place.

On pourrait lire les tableaux de cette pièce comme une histoire naïve de l’humanité. Non linéaire ni progressiste, mais changeante.

Au corps primitif indifférencié, sereinement instinctif, se substituent des corps distincts et debout, frémissant d’une autonomie toute neuve. J’ai vu la transe, ou l’alternance plutôt de cette frénésie typiquement primate, et d’une lenteur qui calme les sens et rappelle s’il le fallait que nu, l’homme n’est pas plus nu que n’importe quel autre animal.

Puis dans un grand tableau de pénombre, faiblement éclairé par deux suspensions oranges, le temps est venu d’interagir avec les objets, médiateurs du monde, et avec les autres. Dans cet utérus du fond des âges, évoquant une grotte fantasmée, se développent la différenciation, les relations sociales, la technologie, la magie, le rituel. Dès lors, les individus se recomposent en tribus. Le lien devient conflit, le corps étranger ennemi ou allié. Soumis, le voilà sadiquement manipulé, avec autant de cynisme que d’amour.

Et les plaisirs, dans tout cela ? On suppose, dans ce titre, un clin d’oeil aux sept péchés capitaux et aux sept vertus de l’Eglise catholique ; on espère un plaidoyer plus indulgent et plus libéral pour le corps. Mais ce n’est qu’une hypothèse, tant la pièce demeure hermétique, et les plaisirs fugaces.

Kaléïdoscorpique (Tatiana Julien, La Mort et l’extase, Faïencerie de Creil, 27 mai 2014)

Encore une critique que je n’ai jamais terminée. Mais je devais publier quelque chose sur La Mort et l’extase de Tatiana Julien, ne serait-ce que parce qu’elle m’a fait penser aux transis de Louis XII et d’Anne de Bretagne à la basilique de Saint-Denis. C’est une des choses les plus étonnantes qu’on puisse voir. Pour nos ancêtres, l’horreur n’était pas sur écran. Le spectacle de la déliquescence, de la pourriture était consubstantiel à la vie. La maladie et la souffrance se vivaient au jour le jour, s’enduraient sans remède. Les corps se confisaient de douleur. Les exécutions invitaient à l’extase collective ; les restes des punis étaient laissés en pâture aux bêtes et aux éléments, à la vue de tous, jusqu’à totale dispersion. En réminiscence des danses macabres, les souverains du début de l’époque moderne tenaient à faire de leurs tombeaux d’ostentatoires vanités. Sous leurs corps de vivants rebondis et richement parés, leurs cadavres gisent éviscérés et nus, échevelés, et pourtant plus expressifs que jamais, comme jouissant de se trouver allégés des contingences terrestres.

Venons-en à La Mort et l’extase : une vingtaine de corps pâles un peu plus que larvaires, un peu moins qu’hommes processionnent lents, icebergs à la dérive, le pas sévère d’une marche d’éléphants ; agencement chaotique, par intervalles miraculeusement recomposé par le jeu d’une géométrie insensible. Un mouvement pendulaire, pulsation rythmique fondatrice, et voilà, une banquise temporelle, empreinte d’inéluctable, hypnotique effet kaléïdoscopique d’osselets flottants, les corps se démultipliant en se reflétant les uns dans les autres.

Cà et là suants quelques phoques s’affalent. Quand un char vivant porte au milieu d’eux un transi chantant, pleurant la douleur de la Vierge, cela fait une machine de corps aux cris secs, aux halètements sifflants d’automates pneumatiques ou de soufflet de forge.

Plaqués au mur, d’autres tout droits s’inclinent religieusement, frappant des glas sourds de leurs membres écartelés, encore et encore. Deux vertus cardinales sans atours que le rouge aux lèvres se tordent, se plient, se pâment.

Je n’ai pas noté la fin de la pièce. Tatiana Julien a un nom à être québécoise. Pourtant elle est du coin, de Creil, une petite ville faïencière autrefois prospère, aujourd’hui bien décatie. Quand je lui demande quel rapport elle entretient avec le christianisme, car enfin le Stabat Mater de Vivaldi qu’elle fait chanter renvoie à des sentiments et plus encore à une culture précise,  elle dit qu’il est juste pictural, qu’elle a travaillé sur des Pietà. Cela me déçoit sans m’étonner. Comment ignorer l’asphyxie, le rétrécissement inexorable de l’air de Dieu ? La Mort et l’extase reste pour moi une pièce abstraite, qui ne renvoie qu’à une morbidité théorique, reconstituée, alors qu’il y aurait tant à dire sur la mort contemporaine. Elle n’en est pas moins d’une force indéniable. Quand on voit l’ambition de cette oeuvre, qui emplirait sans difficulté la scène du Théâtre de la Ville, et le culot de sa jeune chorégraphe, on se dit que Tatiana Julien a déjà tout d’une grande. On attend la suite avec intérêt.

Thierry Smits, Cocktails (Paris, centre Wallonie-Bruxelles, 25-27 septembre 2014)

Cocktails de Thierry Smits. Un joli divertissement. Oui, un très bon spectacle de cabaret, capable de plaire à tout le monde, hommes, femmes, gay et hétéro friendly, pour peu qu’on ne soit pas trop prude. Cocktails parle de tout en général et de rien en particulier. Peut-être y a-t-il trop d’un peu tout dans ce spectacle, comme un picorage dans 30 ans de danse contemporaine. De beaux corps, des travestissements, des paillettes, des maquillages outrés, du SM, des clins d’oeil au cinéma et à la culture gay, quelques vraies trouvailles dignes de Jean-Paul Goude, de la peinture, de la farine, des ballons éclatés, un peu de cruauté de bon ton. Il y a, sous la forme de pantins hystériques, surexcités, écartelés, une caricature de notre monde, mais qui ne va pas au-delà de la pochade décorative, récréative, et finit donc en joyeux happy-end contemporain. Cocktails provoque une euphorie passagère, et ce n’est peut-être déjà pas si mal.

Yves-Noël Genod, Premier avril

Pour quelques euros, au cash and carry G and Co., on a tout un sac de bâtons de cannelle ; et pour douze euros, juste en face, on est accueilli comme un cousin par Genod, le Castellucci des Bouffes du Nord. Les Bouffes du Nord c’est une ruine inquiétante, un cirque, comme un crâne d’Argus, un Moyen âge sublime dont on se demande comment il a pu si bien s’abîmer, se squelettiser, s’écorcher en dépouille d’épouvante ; se fossiliser, se couvrir, enfin, d’un gris que main d’homme ne saurait imiter, toile propre à recevoir toutes les couleurs ; Genod y convoque ses fantasmes, chasse les nôtres à l’affût, vampire affable qui ne veut sucer que nos réminiscences – amours, glissés de cuisses, froissements-frémissements de bêtes, vapeurs de fascismes, vacuités de teufeurs prémorts, et nous enfume, littéralement, tandis que le son nous envahit comme, chez Debussy, La Mer claque la face et trempe le coeur ; il fait paysage, le vent se lève, les gradins bruissent, les allées s’écoulent, la carcasse de stuc s’abolit devant le drame de la nature et de l’humain ;
oh il y a des longueurs dans tout cela, peut-être Genod réinvente-t-il le slow theatre (Internet m’apprend qu’il vient d’être vaguement inventé), après tout nous savons bien qu’il est bel et bon d’expérimenter l’ennui, pas l’ennui distrait de tous les jours, non, mais l’ennui religieux, une politique du plein-ennui, qui laisse un instant voir, distinctement, flotter les fibres de poussière dont se tissent les draps du passé – au pompier Genod, alors, de les tendre sous les couples chus des fenêtres de l’amour, l’amour et la poussière sont éternels, le premier avril c’est une blague, l’amour c’est le printemps, le printemps c’est mars ;
la bougie des rampes, menaçante et menue, araignée des temps tisse le fil des Parques, en vérité Genod aime les grands volumes nus jetés dans l’ombre de la bougie, la paucité, le chant nu ; aux Preljocaj les Chaillot, la boursouflure des crépuscules, la pourriture, Genod va vers l’os, la chair est dans l’os pur, les vrais artistes reviennent toujours au passé, les morts sont si vivants.

Trois petits solos

Etoile du Nord, 17 octobre 2013.

Lucie Augeai et David Gernez, W pour lui

Le type serait presque phosphorescent. Il a l’air vachement sérieux. Il tourne sur lui-même entre quatre élastiques tendus. Il fait des trucs avec sa bouche. Avec la musique c’est un peu genre 2001 Odyssée de l’espace. Avec sa bouche genre lippu comme un singe avec de grands bras, genre je bâille, je vais chez le médecin. Bon. Il tourne, il tourne, ça y est il va super vite maintenant, il est chaud bouillant, il rigole genre il a respiré des gaz qui font rire, il tombe et il tousse genre il avait bien raison de montrer sa langue au médecin tout à l’heure. Il saute sans toucher les fils, bon voilà il évite toujours les fils, toujours plus vite avec des roulades et tout genre je peux le faire sans les yeux. Maintenant il va dans les fils, y a plus d’enjeu tellement il est fort. Il les tient tous, ça fait comme des lignes de fuite. Il prend des inspirations “hou ! hou!” il souffle il y croit il y croit, il a l’air heureux. Sur fond d’ambient, vous savez, cette musique un peu triste qui fait planer au-dessus d’océans qui n’existent pas.

Un peu précieux tout ça. Là il se la joue chef d’orchestre et puis à la fin comme la nana de la Columbia Pictures.

Texte d’intention dans la feuille de salle : “La relation à soi est ce chemin de construction qui part à la découverte de ce que nous sommes vraiment. Quelles sont ces traces qui nous questionnent et nous font imaginer autre ? (…)” Hum. Et ne me demandez pas pourquoi la pièce s’appelle W pour lui, je n’en ai pas la moindre idée.

Clara Cornil, Noli me tangere

Mouvement d’ailes lent avec des tremblements fessiers comme d’un animal marin. Vibrations ondulations
de dos, la préhistoire de la danse du ventre
Salopette ample
Joli mouvement des bras pour se retourner
mime qu’il …, modèle quelque chose
Une boule
en se déhanchant
mouvements oscillatoires énergiques
et re- le modelage
comme pour honorer une divinité
rituel
comme des gestes d’adoration
respiration et tremblements
les mêmes séquences reviennent. Répétition, cyclique
Moulinets sémaphoriques
extatique
le corps plus souple à mesure qu’il est traversé par les vagues sonores
elle le suit comme si elle nageait avec un dauphin
Prostrée
Dessine un cercle.

A l’entracte, j’ouvre le programme de salle. Clara Cornil exprime l’acte de donner naissance. “Je n’avais rien compris”.

Camille Mutel, Nu(e) muet

“Muet” comme Mutel.

Elle paraît si élongée qu’elle semble sur des échasses, voilée de lumière. Un scan vert détaille les veines, perce la peau. Ce laser-butoh prouve, s’il le fallait, que le butoh n’est pas affaire de blanc mais de mat et de monochrome.

Nu(e) comme mu(e), Mutel(la) comme Nutel(la) ? Je crois que je m’égare.

Johan Amselem, Bon Appétit ! : Deluxe préliminaires

Bon Appétit est un spectacle de jouissance presque pure. Pas la pièce la plus intellectuelle de l’année sans doute, mais on aurait tort de l’interpréter comme un repli égoïste, un réflexe jouisseur de pays riches. C’est un discours de combat, accessible à tous. Pitié pour le corps ! Oui, contre les guerriers de la souffrance et de la mort, si démonstratifs en ce moment, n’ayons pas peur. Ouvrons-nous au désir, cultivons le plaisir, ne nous résignons pas à ce monde qui nous file entre les doigts !

Dans ce registre, Johan Amselem y est allé franc jeu. Ca pète, c’est du concret. Sous un déluge de rythmes démoniaque (DJ Shannon Blowtorch), la température monte inexorablement. Les corps glorieux s’ouvrent, jubilent, s’exhibent dans la joie, un débord d’énergie, un insolent naturel. Venus des Etats-Unis, les interprètes inculquent à la pièce une force pragmatique et positive, une évidence que n’auraient peut-être pas permise, pardon pour le cliché, des corps européens.

Les hormones chauffées à blanc, la culpabilité se vaporise. Du sexe, vous en aurez, mais surtout du désir et de la beauté.

Provocation supplémentaire, Amselem ose la danse. De la danse en danse contemporaine ! On aura tout vu. Tout est très écrit et facile à lire ; solos, duos et groupes se succèdent de façon tout à fait conventionnelle ; les danseurs jouent la comédie comme des figurants d’opéra ; l’humour, même quand il taquine la Marseillaise, est bon enfant.

Dès les premières minutes, le ton est donné. Une vitalité joyeuse et libératrice nous frappe de plein fouet. Un sous-sol de béton, des sapes streetwear ; un semblant de battle, on s’observe on se mesure, on se serre la main à la régulière ; c’est parti. Dans un cliquetis de gamelles, les interprètes exécutent une sorte d’entêtante zombie dance ; mais de zombies roses, bien vivants, festifs. Ces zombies gais engendrent des nouveau-nés en couches. Mais le stade anal devant les Teletubbies est promptement expédié. Vite, place à la nature vraie et libérée, place aux adultes ! Tout le monde finit à poil. On fait encore des rondes (un reste de gènes hippies peut-être), mais on se tape aussi, on se tâte, on se claque, on se lèche, on s’effleure, on se titille, on se mordille, on joue au docteur, on se pique à la fourchette à viande dans des duos endiablés.

Amselem n’a pas peur non plus des clichés. La métaphore cuisinière sert de fil rouge : cette obscure envie amoureuse de préparer l’autre pour mieux le consommer, le consumer, entre chaleur et cuisson, chair et viande, festif et festin, domination et cannibalisme. Le désir est rouge sang bien sûr, comme les fruits qui ne sont ici aucunement défendus. L’ambiguïté sombre du sexe n’est pas évacuée, mais emportée par le plaisir du jeu et de la danse, des corps et des yeux.

Fidèle à son programme, Bon Appétit nous laisse au hors-d’oeuvre, galvanisés, éblouis, juste quand le terrain devient glissant. Il y a dans cette pièce comme un retour du vieux Jouir sans entraves, mais à la génération American Apparel. Quoi qu’il en soit, le Crazy a mordu la poussière. Et dire qu’il y a encore des gens qui vont s’ennuyer au théâtre de la Ville. Le souffle, l’insolence, le chic, l’avenir n’est pas dans le Lui moisi de Frédéric Beigbeder. Il est ici.

Prends garde à la MILF qui sommeille, le soir au fond des bois

Kataline Patkaï, MILF, Vitry, 12-15 avril 2013

Par le premier vrai soleil de ce printemps, je suis allé voir MILF à Vitry, rue de l’Insurrection. Avouez que ça a de la gueule ; plus de gueule que si je vous avais dit : “je suis allé voir Ménagère de moins de cinquante ans au Théâtre de la ville”. D’ailleurs il n’y avait que des bobos branchés comme moi (sauf que je ne sais toujours pas porter les sneakers). Non, blague à part, si vous n’y étiez pas, vous avez eu tort.

Et d’abord pour le lieu, le studio-théâtre de Vitry, sorte de pavillon de banlieue auquel un théâtre aurait poussé dans la nuit. Vous débarquez là en plein milieu d’après-midi comme vous iriez à un weekend en famille, avec plein de copains et des enfants partout qui couratent. Pour une fois, vous n’êtes pas une référence client ni un login-mot de passe. Un luxe inouï qu’on ne trouvera jamais dans les grandes salles estampillées, mais que l’on voudrait voir fleurir partout ; comme on voudrait que tous les spectacles prennent définitivement la clef des champs (Au fait. Frédéric Seguette : c’est bon, Kataline Patkaï est d’accord pour présenter MILF au Potager du roi l’an prochain).
Dans le même ordre d’idées, on apprécie les efforts de Kataline Patkaï (encore trop timides mais c’est déjà bien) pour entremêler interprètes et spectateurs, étendre la palette de leurs sens et leur donner la possibilité réelle d’échanger après.

De retour de maternité, Kataline Patkaï fait donc son grand come-back avec une pièce de circonstance que je recommande à tous, et particulièrement aux nouveaux pères. Ce spectacle leur en dira plus qu’un long discours sur les métamorphoses fractales de la parturiente.
En guise de hors-d’oeuvre, très réussi, une créature almodovarienne invite à se coucher sur des peaux comme Sardanapale. Kataline Patkaï expose d’entrée de jeu l’incongruité comique de la femme enceinte. De fait, celle-ci est placée dans une schizophrénie absurde et ingérable ; elle est en même temps projetée dans l’animalité la plus intime et assignée à la plus étroite des domesticités. Le premier animal domestiqué par l’homme ne fut certainement pas le cheval, la poule ni le chien, mais la femme. La voilà proprement comme un animal en cage. Kataline Patkaï fait habilement partager les émois de la jeune mère, le bestiaire de son désir et de sa chair (sa carcasse, sa poche, un écrin rutilant qui frissonne comme un Soulages vivant), sa déchirure, sa charcuterie, l’avènement de l’alien.
Sanglier, laie, truie, la mère est multiple. Le baby-blues n’est pas qu’une question d’hormones, c’est le prix de sa domestication brutale. La biche ménagère apprend à mesurer ses gestes comme si d’un coup son territoire s’était réduit en peau de chagrin. Son corps est son piège et sa nouvelle prison. Transie, Marylin a les tripes en berne.

Kataline Patkaï a eu le temps de vivre et de méditer intimement le sujet. Elle s’est nourrie des confessions de femmes de son entourage. MILF est en somme un vrai documentaire avec de vraies interviews, mais sous une forme performative et sensible. Et cela fonctionne parfaitement.
C’est sans doute aussi, mais sans tout à fait le dire, ou alors avec le plus grand naturel, un manifeste politique ou sociétal. MILF parle de la femme et que d’elle. Assez brutalement, Kataline Patkaï se débarrasse de l’enfant. Quant au mâle il est absent, ou n’est présent, peut-être, qu’indirectement, anonymement, sous la forme d’une autorité ancestrale, d’un mauvais génie, d’une contrainte normative. Kataline Patkaï n’en veut pas. Et toutes les femmes avec elle se crient “réensauvage-toi !”
Marylin is not dead. Rôdent des effluves carnées, des bouffées de métaphores, pleines d’Ovide et de Shakespeare ; les feuilles bruissent encore et le poil continue de frémir ; le bois est tout proche. Il faut que la mère demeure, ou redevienne, la jeune fille rebelle qu’elle a été ; qu’elle déserte la plaine, qu’elle regagne les arbres. Avec son visage si irénique, mais toute sa fougue intérieure, Kataline Patkaï s’en fait la porte-parole. Mère mais femme, toujours.

Qu’est-ce que c’est que ce cirque ?

Grande Halle de La Villette, 27 novembre 2012.

Chaque fois que j’en vois j’enfonce mentalement la même porte ouverte. Qu’est-ce que peut être le cirque, aujourd’hui ? Du théâtre sans texte, de la danse sans danse ? Du cirque ! me crieront les circophiles. Bon, mais moi, dans quel chapiteau j’erre ?

Voilà Circa, une compagnie de cirque australienne. Ce qui me frappe d’abord chez elle, et que j’apprécie, c’est le côté épuré, la bimbeloterie circassienne ramenée à l’os : juste un mât chinois, un trapèze, deux trois cubes de bois, quelques cerceaux, et une scène ordinaire. Par contre, du muscle. Des tonnes de muscles. Des cuisses en béton armé. Et puis, contrairement à une tendance contemporaine, Circa ne scénarise pas, mais assume complètement la succession plate des numéros. Le titre est malin : Wunderkammer, cabinet de curiosités. C’est hype, savant, sans tromper sur la marchandise.

Le muscle époustoufle, sans jamais céder à l’esbrouffe du spectaculaire. Au  point qu’oubliant l’exploit  physique, on finit par trouver naturels ces corps pliés en quatre ou volant à quelques millimètres du plancher. L’économie des accessoires fait du corps la matière principale du spectacle, le tirant du côté de la danse. Et lui conférant une certaine sécheresse aussi ; noble sans doute mais lassante sur la durée. L’essentiel se passe au ras du sol, dans l’interaction virtuose et puissante, à peine sensuelle, des corps.

On regrette l’humour un peu plat et l’émotion parcimonieuse. Un semblant de relations hommes-femmes s’esquisse, flirte timidement avec le burlesque, mais le tout reste décidément abstrait.

On sourit de la scène finale où, avant de saluer, les interprètes se dépouillent de leurs costumes de scène ; pour signifier sans doute que, acrobates hors pair, ils sont aussi des hommes-et-des -femmes-comme-vous-et-moi. Les habitués de la danse contemporaine connaissent par coeur ce poncif, qui semble déteindre sur le cirque contemporain (vu il n’y pas longtemps encore à la fin du This is the End de David Bobée). Après tout, il est d’usage que les artistes saluent en fin de spectacle, ils pourraient bien aussi s’y mettre à poil.

Françoise Tartinville, Maxence Rey : Avis de turbulences fait genre

Ce 11 octobre à 20.30, salle comble encore pour la suite d’Avis de turbulences à l’Etoile du Nord, avec un bel appareillage autour du genre.

Françoise Tartinville, Blanc Brut / Intérieur crème / Acte II : l’essence de l’homme

Une belle surprise que cette chorégraphie de Françoise Tartinville ; élégante, très écrite semble-t-il, très réfléchie, très belle. Une découverte.

Deux hommes surviennent sous une pluie battante de tambour, résultat du roulement de deux galets choisis parmi un arsenal de cailloux. Ce doit être l’âge de pierre, dans une vallée bordée de folles falaises abruptes. Un instant ils font la bête à quatre bras. L’un est chevelu comme Sérapis. Ils s’ouvrent comme pour embrasser le vent, surmontés d’un squelette de nuage. Ils sont mus par un programme.

Coups de baguette guerriers rappelant Xenakis. Grandes enjambées, expression de gestes virils, primates. De la lutte et de l’oraison.

Bourrasque et tonnerre. Mouvements de pénétration ou de va-et-vient, hommage à Nijinsky ? Souplesse raide. Comme deux jumeaux des temps héroïques, à bout d’élans ils halètent. Reprennent souffle toujours debout.

Craquements caverneux. La sueur jaillit. Tintinnabulum. Cymbales violentes. Transe. Epuisement. Gestes ressorts comme inaboutis.

Calmement, enfin, ils reviennent du genre à l’espèce : ils marchent. Ils marchent.

(En rond).

Maxence Rey, Sous ma peau : il faut questionner la femme nue

J’attendais beaucoup de la dernière création de Maxence Rey, dont j’ai photographié Les Bois de l’ombre et vu aussi une pièce que peu sans doute ont vue, intitulée La Molle. J’ai été déçu. Maxence Rey aborde le nu (ou, disons, l’identité) par sa face sombre, inquiétante, dérangeante, en somme pessimiste.

Tout commence sous une lumière intermittente, mais insistante, franchement pénible, d’interrogatoire. Trois corps assis en fond de scène adoptent des poses rébarbatives de modèles d’atelier. Masques, lenteur, pénombre, tout rebute. Défigurées, les trois interprètes ont le regard mauvais. Déshumanisés, leurs gestes évoquent le flamant ou la pintade (ceci rappelle SMS and Love d’Ayelen Parolin, dont il partage une interprète), des animaux fantastiques, ou plutôt primaires, et une douche de lumière l’entrebâillement d’une cage invisible. Atmosphère aliénante, concentrationnaire.

Jusque-là tout se tient ; mais alors la pièce s’effiloche. Maxence Rey essaie des choses moins convaincantes, abandonnées avant terme : jusque-là enfermés dans leur solitude mécanique, les trois êtres se rapprochent, esquissent des sentiments ; puis voilà qu’ils pointent le vide bras et index tendus en toutes directions ; puis, leurs visages enfin dévoilés prennent longuement, excessivement longuement, des expressions changeantes tout en faisant face au public. Tout cela, sans qu’un sens particulier, ni donc une émotion, n’émerge. Dommage.

Que d’eau !

Quelle filiation de l’eau en danse contemporaine ? Est-ce Pina Bausch qui lança le mouvement des danseurs mouillés ? Toujours est-il que la glissade sur liquide, généralement de l’eau, est devenu un motif récurrent de la danse contemporaine : je pense à Michèle-Anne de Mey, Sinfonia eroica (1990) ; Guilherme Botelho, Le Poids des éponges (2003) ; Jan Fabre, Quando l’uomo principale e una donna (2004) ; United-C, Who Cycle (2009), et sans doute bien d’autres que j’oublie ou ignore. En attendant que vous allongiez la liste, voici une variante récente, particulièrement spectaculaire, de la glissade sur eau.