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Kaléïdoscorpique (Tatiana Julien, La Mort et l’extase, Faïencerie de Creil, 27 mai 2014)

Encore une critique que je n’ai jamais terminée. Mais je devais publier quelque chose sur La Mort et l’extase de Tatiana Julien, ne serait-ce que parce qu’elle m’a fait penser aux transis de Louis XII et d’Anne de Bretagne à la basilique de Saint-Denis. C’est une des choses les plus étonnantes qu’on puisse voir. Pour nos ancêtres, l’horreur n’était pas sur écran. Le spectacle de la déliquescence, de la pourriture était consubstantiel à la vie. La maladie et la souffrance se vivaient au jour le jour, s’enduraient sans remède. Les corps se confisaient de douleur. Les exécutions invitaient à l’extase collective ; les restes des punis étaient laissés en pâture aux bêtes et aux éléments, à la vue de tous, jusqu’à totale dispersion. En réminiscence des danses macabres, les souverains du début de l’époque moderne tenaient à faire de leurs tombeaux d’ostentatoires vanités. Sous leurs corps de vivants rebondis et richement parés, leurs cadavres gisent éviscérés et nus, échevelés, et pourtant plus expressifs que jamais, comme jouissant de se trouver allégés des contingences terrestres.

Venons-en à La Mort et l’extase : une vingtaine de corps pâles un peu plus que larvaires, un peu moins qu’hommes processionnent lents, icebergs à la dérive, le pas sévère d’une marche d’éléphants ; agencement chaotique, par intervalles miraculeusement recomposé par le jeu d’une géométrie insensible. Un mouvement pendulaire, pulsation rythmique fondatrice, et voilà, une banquise temporelle, empreinte d’inéluctable, hypnotique effet kaléïdoscopique d’osselets flottants, les corps se démultipliant en se reflétant les uns dans les autres.

Cà et là suants quelques phoques s’affalent. Quand un char vivant porte au milieu d’eux un transi chantant, pleurant la douleur de la Vierge, cela fait une machine de corps aux cris secs, aux halètements sifflants d’automates pneumatiques ou de soufflet de forge.

Plaqués au mur, d’autres tout droits s’inclinent religieusement, frappant des glas sourds de leurs membres écartelés, encore et encore. Deux vertus cardinales sans atours que le rouge aux lèvres se tordent, se plient, se pâment.

Je n’ai pas noté la fin de la pièce. Tatiana Julien a un nom à être québécoise. Pourtant elle est du coin, de Creil, une petite ville faïencière autrefois prospère, aujourd’hui bien décatie. Quand je lui demande quel rapport elle entretient avec le christianisme, car enfin le Stabat Mater de Vivaldi qu’elle fait chanter renvoie à des sentiments et plus encore à une culture précise,  elle dit qu’il est juste pictural, qu’elle a travaillé sur des Pietà. Cela me déçoit sans m’étonner. Comment ignorer l’asphyxie, le rétrécissement inexorable de l’air de Dieu ? La Mort et l’extase reste pour moi une pièce abstraite, qui ne renvoie qu’à une morbidité théorique, reconstituée, alors qu’il y aurait tant à dire sur la mort contemporaine. Elle n’en est pas moins d’une force indéniable. Quand on voit l’ambition de cette oeuvre, qui emplirait sans difficulté la scène du Théâtre de la Ville, et le culot de sa jeune chorégraphe, on se dit que Tatiana Julien a déjà tout d’une grande. On attend la suite avec intérêt.